Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
145
LE MISSEL DES FEMMES

millième de seconde. Et il espère bien que ce jour du jugement ne sera pas de beaucoup aussi épouvantable qu’on se le figure d’après la belle prose chantée par l’Église à l’office des morts.

Tout le monde y sera récompensé ; ce sera la réalisation du bien absolu. Et c’est précisément pourquoi ce jour tardera tant à venir. En attendant, préparons le royaume de Dieu, en réalisant sur cette terre, selon nos forces et nos lumières, le beau, le juste et le vrai. Voilà la morale pratique de M. Renan, qui croit fermement à la beauté morale et à la vérité scientifique. Son respect de la vérité a toute la grandeur et toute la délicatesse d’un sentiment religieux. Il y a voué sa vie, et à cet égard, comme à beaucoup d’autres, il n’est nullement sceptique. Mais nous appelons sceptiques ceux qui n’ont point nos illusions, sans même nous inquiéter s’ils en ont d’autres. M. Ernest Renan croit à la science et il a vécu dans cette foi toutes les heures de sa vie. Il aime tant la vérité que l’ombre même du plus léger mensonge lui est insupportable. Ceux qui le connaissent intimement savent seuls jusqu’où vont ses scrupules à cet égard. Je n’en veux donner qu’un exemple.

Lors de la dernière Exposition universelle, quand M. Garnier éleva sur le Champ-de-Mars, avec la fécondité d’esprit et la richesse d’imagination qui lui sont naturelles, cette suite curieuse de maisonnettes qu’on a appelée l’histoire de l’habitation humaine, on demanda à M. Ernest Renan une inscription pour mettre sur le mur de la maison juive. On le pria d’écrire en vieil hébreu, avec des caractères moabites, une phrase présentant à peu près ce sens : « Cette maison a été bâtie 500 ans après Moïse. » M. Renan, qui pourtant est l’obligeance même,