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LA FÊTE DE L’ÊTRE SUPRÊME

veux dire est une pièce de comptabilité, sans timbre ni signature et libellée de la sorte :

Le 26 germinal la trésorerie a payé au cien Prudhomme la somme de 52 livres pour avoir fourni de l’eau et du sable pour laver et couvrir le sang des victimes péries place de la Révolution la veille de la fête en l’honneur de l’Être suprême.

Cela doit être noté dans les préparatifs de la fête. Le 9 prairial, au soir, un citoyen, entrepreneur de voirie, se rendit, avec son équipe d’ouvriers et ses voitures, pour nettoyer, à grand’peine, le sol sous l’échafaud. Il trouva du sang tout frais. C’était celui de douze administrateurs du département des Ardennes condamnés le jour même par le tribunal révolutionnaire ; c’était le sang d’un nommé Thézut, ex-noble ; c’était le sang d’un enfant de dix-huit ans, volontaire dans le 9e régiment d’artillerie légère ; c’était le sang, enfin, d’un certain Lecoq, domestique de Roland, coupable d’avoir apporté un cahier de musique à madame Roland dans sa prison. L’agent voyer et ses ouvriers trouvèrent sous la flaque, encore fraîche, une rouille plus tenace, faite du sang des milliers de victimes, royalistes, fédéralistes, dantonistes, hébertistes, immolées pendant une année sur cette place. La Terreur, prolongée et redoublée, devenait intolérable. La machine, démontée pour la fête, fut rétablie, il est vrai, dès le 21 prairial, sur la place de la Bastille, et fonctionna plus activement encore. Mais le peuple était las et la peur grandissait autour de Robespierre. Sa perte était résolue. Le citoyen Prudhomme, qui, moyennant 52 livres, lava le sang des victimes sur la place de la Révolution, avait eu beau verser l’eau et le