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ERNEST RENAN

connu, qu’un esprit si avisé, si aigu, si averti sur toutes choses, eût gardé cette simplicité ? Le mélange est rare, en effet ; chez M. Ernest Renan, il était délicieux ; en lui le bonhomme faisait la fusion du savant et du poète. Il faut l’avoir vu, sa forte tête penchée sur l’épaule, ses mains grasses de prélat jointes sur le buste, son vaste corps se poussant à la suite de chaque phrase ; il faut l’avoir entendu contant, d’une voix pleine et grasse, que la maladie avait fait tomber avant l’âge, tantôt quelque souvenir de ses voyages d’Orient, tantôt quelque histoire de saint, qu’il rendait vivante, ou bien encore rappelant les frais souvenirs de son enfance en Bretagne ; il faut, dis-je, l’avoir vu et entendu pour se faire une idée du charme que répand la bonté quand le génie l’embellit.

On ne l’entendit jamais dire une perfidie, ni une malice, si l’on garde à ce dernier mot la force de son vieux sens. Il ne parlait jamais des méchants ni des sots, estimant que le silence était le seul châtiment qu’il convînt de leur infliger.

Il était souriant ; il gardait, au milieu des travaux de la vie, des fatigues de l’âge, de souffrances parfois cruelles, une gaieté inaltérable. Il faisait bon visage à tous, distinguant, quoi qu’on ait dit, les gens de mérite. Et cette distinction est une grande preuve de sa bonté. Car il lui était permis de nous tenir tous pour égaux devant lui.

Comme tous les esprits polis, il se plaisait dans la société des femmes, et les plus ornées par l’esprit goûtaient à l’envi sa conversation, ses façons courtoises et discrètes, son ton de bonne compagnie, où rien ne sentait le pédant. Mondain, il demeurait un grand sage, et l’on peut dire que, partout où il se trouva, il fut exemplaire.