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LA VIE LITTÉRAIRE

Ce goût du monde et de la société, qu’il avait assez vif, ne l’emporta jamais à retrancher une heure sur ses travaux et sur ses devoirs. Mais sa vie était si bien ordonnée et soumise à une règle si admirable qu’il put y mettre beaucoup d’œuvres et quelques distractions décentes. Et ces soirées mêmes qu’il donnait au monde étaient des leçons de sagesse qui n’auront point été perdues. Que de fois il nous a rendu, dans des nuits d’hiver, dont le souvenir ne finira qu’avec nous, le Banquet de Platon ! Mais jamais le jeune Alcibiade n’osa y venir, sur le tard, avec ses joueuses de flûte.

M. Ernest Renan fut dans l’intimité aussi respectable qu’il était aimable. La vénération de tous lui faisait une couronne aux tables où il s’asseyait. Oh ! qu’avec sa bonhomie, sa grâce ouverte, sa bonne humeur, son air simple et facile, il était l’hôte auguste, le demi-dieu mortel ! Que nous sentions bien que quelque chose de grand était parmi nous !

Ce serait rendre à cette existence un hommage incomplet que de n’y point associer la femme admirable qui, la partageant, la servit et l’orna par ses vertus fortes et charmantes, et qui fut l’épouse accomplie d’un grand homme. Mais il suffit, pour tout dire, de rappeler le témoignage que M. Renan rendit d’elle dans ses livres.

Il ne m’a pas été possible de faire autre chose, dans cette causerie, que de m’abandonner au fil de mes souvenirs, et cela même m’était douloureux. Pourtant, une si grande mémoire et une si belle vie doivent inspirer des sentiments élevés et une pensée sereine. Au maître que nous avons perdu, mais dont la parole demeure, nous devons de vaincre notre douleur. Et la seule manière de l’honorer digne-