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STÉPHANE MALLARMÉ

Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie
Et laisse, sur l’eau morte où la fauve agonie
Des feuUles erre au vent et creuse un froid sillon,
Se traîner le soleil jaune d’un long rayon.

J’admire ce poète ; je l’aime chèrement, dans les plus rapides clartés, dans les plus brèves illuminations qu’il nous envoie. Je l’aime épars et dispersé. Je le tiens pour un poète inestimable dans quelques menus fragments de son œuvre. Quant à son œuvre même, je la laisse à juger d’ensemble à ceux qui, vivant près de lui, suivent sa pensée plus fidèlement. Il faut être disciple pour porter un témoignage minutieux.

Pour ma part, M. Mallarmé me plaît inachevé. J’aime infiniment, je l’avoue, ce qui n’est pas fini et je crois qu’il n’y a au monde que des fragments ou des débris pour doimer aux délicats l’idée de la perfection. Ses deux poèmes les plus étendus sont Hérodiade et l’Après-midi d’un jaune.

Hérodiade a tout le charme d’un fragment ; et j’y goûte même ce que je n’y comprends pas. Hélas ! faut-il tant comprendre, après tout, pour aimer ? Le mystère au contraire ne conspire-t-il pas parfois avec la poésie ? Jadis, je demandais aux vers un sens précis. Je ne les goûtais pas seulement par le sentiment. C’est une de mes erreurs. J’ai pensé depuis qu’il était bien inutile de demander à la raison son consentement avant de se plaire aux choses.

L’Après-midi d’un faune est un ouvrage plus fini que Hérodiade. Je n’en possède pas à la vérité toute la signification. Mais j’y entrevois, dans une ombre colorée et chaude, cette idée profonde que le désir est une plus grande volupté que la satisfaction même du désir. Et cela est dit presque claire-