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LA VIE LITTÉRAIRE

police des champs. C’est là une difficulté de l’espèce qu’on nomme antinomie. Or, il se trouve que les antinomies me causent un embarras insurmontable. Malgré tous mes efforts, je n’en ai, de ma vie, concilié deux seulement. Au contraire, tandis que je m’y appliquais en vain, il m’en venait deux autres, puis quatre, six, huit, douze, et il en débouchait de tous les coins de mon esprit. Et des milliers et des milliers s’avançaient en colonne, musique en tête, avec leur état-major, leur train et leur artillerie, et je ne voyais plus qu’idées en tenue de campagne, se fusillant et se canonnant furieusement. Par quel moyen aurais-je pu les concilier ?

Et notez bien que, dans le livre de M. Maurice Barrès, tout le monde, André Maltère, la princesse Marina et même mademoiselle Pichon-Picard, sont précisément dans le cas du Velu et du Repasseur. Notez que ces gens civilisés, polis, ingénieux et aimables sont en révolte contre la coutume écrite, et c’est pourquoi le livre où ils figurent s’appelle l’Ennemi des lois.

Ce n’est pas à dire pour cela que ce délicieux petit ouvrage soit le manuel du parfait anarchiste et qu’on y sente passer un grand souffle révolutionnaire. L’Ennemi des lois ne ressemble en rien aux livres, à couverture rouge, du prince Kropotkine, qui sont évangéliques et pleins de foi.

Ce serait plutôt le bréviaire du sceptique et le livre de chevet du dilettante. M. Maurice Barrès a du goût, il a tant de goût, qu’il en peut, s’il lui plaît, manquer impunément et que l’impertinence lui sied à ravir. Hélas ! ce n’est pas avec le goût et la délicatesse de l’esprit qu’on change le monde. Il y faut la foi, la foi étroite et profonde.