Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
282
LA VIE LITTÉRAIRE

Maltère passe son temps à cueillir des noisettes. Il est de la race de La Fontaine, qui allait à l’Académie par le plus long « pour que cela l’amusât ».

Aussi je ne crois pas qu’il exerce jamais une action décisive sur les affaires humaines. Au reste, cet homme libre ne se fait aucune illusion ni sur la destinée de ses semblables, ni sur la sienne propre. Il a le sens de l’évolution ; il transporte volontiers dans la politique cette belle loi des causes lentes que Charles Lyell a découverte en géologie, par une vue sublime. En effet, ce sont des actions presque insensibles et ininterrompues qui font sortir les continents du fond des mers, répandent les océans sur les Atlantides et changent la figure du globe. Il en est de même des révolutions sociales. Elles étaient commencées depuis de longs âges quand elles éclatent, et les individus y ont peu de part. Les grandes journées sont comme l’éruption des volcans. Les siècles les avaient préparées par un travail souterrain. Et fût-on Cromwell ou Danton, que fait-on autre chose que de grands gestes sur la coulée de laves ?

M. Maurice Barrès le sait bien, et il a si peu d’illusions qu’il se juge lui-même un utopiste. Il se placerait entre Thomas Morus et Campanella s’il avait autant qu’eux l’esprit de système et le goût des constructions symétriques. Mais c’est un utopiste qui se défie de l’utopie et qui ne s’amuse pas même à bâtir sa cité dans les nuages.

Est-ce à dire que son livre nous conduise, à travers l’ironie, au néant de l’homme et de la vie ? Non. Il y a dans l’Ennemi des lois, avec beaucoup de moquerie, et, comme nous le disions, avec une jolie impertinence, un sentiment vrai, qui se fait jour, un délicat fil d’argent qu’on saisit par endroits et qu’on retrouve