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LA VIE LITTÉRAIRE

aux plus humbles son esprit, réservoir immense de faits et d’idées. Il passait pour craintif. On le jugeait mal. Il était modeste au delà de ce qu’on peut imaginer, et parfois ingénu. Son intelligence avait toutes les audaces. Mais il s’y mêlait, je ne sais comment, des naïvetés de solitaire. Il s’étonnait parfois de choses très naturelles, et je crois qu’il est mort sans comprendre pourquoi ses livres avaient soulevé tant de haines et de colères.

Il y a cinq ans, au plus fort du bruit que faisait son ouvrage sur la Révolution, je le rencontrai, un jour, sur la place de la Concorde. Il était déjà vieillissant, l’œil éteint et les lèvres détendues.

— Et vous, me dit-il de sa jolie voix monotone et zézayante, êtes-vous aussi l’adorateur du crocodile ?

Pour lui, le crocodile, c’était la démocratie. Il ne la haïssait pas, étant trop sage pour rien haïr. Mais il s’en faisait une image horrible. Cette image, dans un esprit si logique et si lié, venait d’un pessimisme profond.

Cet homme paisible et d’une exquise douceur de mœurs pensait des hommes infiniment de mal. Il tenait son semblable pour une méchante bête qu’il ne faut pas lâcher sans muselière. « L’homme, disait-il, est un carnassier ; il l’est par nature et par structure, et jamais la nature ni la structure ne laissent effacer ce premier pli. »

C’est sur ce pessimisme qu’il a établi sa politique spéculative que les partis ont tant exaltée et tant combattue. Louanges vaines et vaines attaques. Les spéculations de la philosophie sont au-dessus des partis. Et la gloire d’un Taine est hors de l’atteinte des gens en place.

12 mars 1893.