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LA VIE LITTÉRAIRE

subsiste. On ne peut nier qu’elle ne soit répandue dans l’Europe. Pourquoi, de toutes les capitales, Paris l’ignorerait-il seul ?

Ce n’est pas à moi à juger ici la musique de cet opéra fameux. Je voudrais bien, au contraire, m’occuper un peu du poème, que je trouve vraiment très beau.

Tout le monde en parle, mais tout le monde ne le connaît pas. Je vais vous le conter, s’il vous plaît. Je crains de ne pas savoir m’y prendre avec la grâce qu’il faudrait. Je tâcherai du moins d’être fidèle et clair. Aux personnes graves qui se plaindraient que c’est là un conte de fées, je ferais remarquer que les fées sont les images de la destinée, et qu’elles sont par conséquent touchantes et terribles. Je prends la légende telle que Wagner la donne. La voici :

Du temps qu’Henri, surnommé l’Oiseleur, était roi de Germanie, le duc de Brabant vint à mourir, laissant une fille nommée Elsa et un fils en bas âge, nommé Godefroid, qu’il avait recommandés sur son lit de mort à Frédéric, comte de Telramund, après eux son plus proche héritier. Celui-ci, qui était vanté dans le Brabant comme la fleur de toute vertu, prit soin de nourrir les deux orphelins. « Leur vie, disait-il, est le joyau de mon honneur. » Dans le fond de son cœur il avait résolu d’épouser Elsa, afin d’acquérir par elle le duché de Brabant, car il était avide de commander. Mais Elsa grandissait dans une autre espérance. Et elle refusait la main que le comte lui offrait. Cette jeune fille menait souvent son petit frère dans la belle forêt qui bordait alors l’Escaut, et où les démons des païens, chassés par les saints apôtres du Brabant, se cachaient au fond des sources et sous l’écorce des vieux chênes. Un jour qu’elle