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LA VIE LITTÉRAIRE

C’est ainsi que l’innocence d’Elsa fut reconnue. Elle aimait le chevalier au cygne et le chevalier au cygne l’aimait. Ils résolurent de s’épouser dans la ville d’Anvers. Pourtant Elsa ne savait point quel était son ami ; son amour, né d’un rêve, vivait dans le mystère.

Par malheur, Ortrude veillait. Elle fit honte à Frédéric de Telramund de la basse soumission avec laquelle il acceptait la sentence du champ clos et se soumettait à l’exil avec elle. Il disait : « J’ai été vaincu par Dieu ! » Et elle lui répondait : « C’est ta lâcheté que tu nommes Dieu ! » Elle était savante et connaissait la nature des enchantements.

— Sache donc, dit-elle à son époux, qu’une fois contraint de dire son nom et sa race, ce chevalier perd la force surnaturelle dont il est revêtu par un charme. Mais personne n’a la puissance de lui arracher son secret, hormis celle à qui il a solennellement défendu de l’interroger. Il faut, il faut inspirer à Elsa la curiosité qui les perdra à jamais l’un pour l’autre. Ce sera mon ouvrage. Je vais te dire le tien. Ce n’est pas en vain que je suis experte dans les arts secrets. Écoute. Tout être qui tient sa force d’un charme la perd en perdant un peu de sa chair. Coupe seulement le bout d’un doigt à ce chevalier enchanté et il cessera d’être invincible.

Ortrude se mit tout de suite à l’œuvre. Elle s’approcha tout en larmes d’Elsa et soupira avec une fausse douceur :

— Elsa, que t’ai-je fait, que t’ai-je fait, quand je pleurais dans la forêt, au bord de l’étang, ma race anéantie ? Que t’ai-je fait pour que tu me chasses ?

Elsa, à qui le bonheur inspirait la pitié, lui répondit :

— Si tu m’as jamais haïe, je te pardonne. Puisque