Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/103

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chanson, la Trinité se passa sans qu’on le revît. Il est mort, l’an passé, à Monaco, et nous sommes entrés les premiers, mon beau-frère et moi, dans le château abandonné depuis trente-deux ans. Nous avons trouvé un marronnier au milieu du salon. Quant au parc, il faudrait pour le visiter qu’il y eût encore des allées.

Mon compagnon se tut et l’on n’entendait plus que le trot régulier du cheval au milieu du bruissement des insectes dans les herbes. Des deux côtés de la route les gerbes dressées dans les champs prenaient sous la clarté incertaine de la lune l’apparence de grandes femmes blanches agenouillées, et je m’abandonnais aux magnifiques enfantillages des séductions de la nuit. Ayant passé sous les épais ombrages du mail, nous tournâmes à angle droit et roulâmes sur une avenue seigneuriale au bout de laquelle le château m’apparut brusquement dans sa masse noire, avec ses tours en poivrière. Nous suivîmes une sorte de chaussée qui donnait accès à la cour d’honneur et qui, jetée sur un fossé rempli d’eau courante, remplaçait sans doute un pont-levis détruit dès longtemps. La perte de ce pont-levis fut, je pense, la première humiliation que ce manoir guerrier