Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/157

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arpent. N’ayant plus une motte de terre à lui, il s’empara du globe entier et dressa une quantité extraordinaire de cartes, d’après les relations de voyageurs. Mais, nourri comme il l’était de la plus pure moelle de l’encyclopédie, il ne se bornait pas à parquer les humains à tel degré, tant de minutes et tant de secondes de latitude et de longitude. Il s’occupait de leur bonheur, hélas ! Il est à remarquer, madame, que les hommes qui se sont occupés du bonheur des peuples ont rendu leurs proches bien malheureux. M. de Lessay, plus géomètre que Dalembert, plus philosophe que Jean-Jacques, était aussi plus royaliste que Louis XVIII. Mais son amour pour le roi n’était rien en comparaison de sa haine pour l’empereur. Il était entré dans la conspiration de Georges contre le premier consul ; mais l’instruction, l’ayant ignoré ou méprisé, il ne figura pas parmi les inculpés ; il ne pardonna jamais cette injure à Bonaparte, qu’il nommait l’ogre de Corse et à qui il n’aurait jamais confié, disait-il, un régiment, tant il le trouvait un pitoyable militaire.

En 1820, M. de Lessay, veuf depuis de longues années, épousa, à l’âge de soixante ans environ,