Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/278

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savez, ces soirs où l’on est triste quand l’ombre vous prend, eh bien ! figurez-vous ce moment-là prolongé pendant des semaines, pendant des mois. Vous rappelez-vous mon petit Saint-Georges ? jusque-là j’y avais travaillé de mon mieux, tout simplement, tout bonnement. Mais quand j’eus perdu l’espoir de vous revoir, je repris ma figure de cire d’une tout autre façon. Je ne modelai plus avec des bouts d’allumettes comme avant, mais avec des épingles à cheveux. J’employai même des épingles à la neige. Mais vous ne savez peut-être pas ce que c’est que des épingles à la neige. Enfin, je devins minutieuse comme vous ne pouvez pas vous imaginer. Je mis sur le casque du Saint-Georges un dragon, et je passai des heures et des heures à lui faire une tête, des yeux et une queue. Oh ! les yeux surtout. Je n’eus pas de cesse qu’ils n’eussent des prunelles rouges, des paupières blanches, des sourcils, tout ! Je suis bête ; j’avais l’idée que je mourrais quand mon petit Saint-Georges serait fini. J’y travaillais pendant les récréations et mademoiselle Préfère me laissait tranquille. Un jour j’appris que vous étiez au parloir avec la maîtresse, je vous guettai ; nous nous sommes dit : « Au revoir ». J’étais