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Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/318

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Puissances de l’ombre, fantômes de la nuit, si, vous attardant chez moi après le chant du coq, vous me vîtes alors me glisser sur la pointe des pieds dans la cité des livres, vous ne vous écriâtes certainement pas, comme madame Trépof à Naples : « Ce vieillard a un bon dos ! » J’entrais ; Hannibal, la queue toute droite se frottait à mes jambes en ronronnant. Je saisissais un volume sur sa tablette, quelque vénérable gothique ou un noble poète de la renaissance, le joyau, le trésor dont j’avais rêvé toute la nuit, je l’emportais et je le coulais au plus profond de l’armoire des ouvrages réservés qui devenait pleine à en crever. C’est horrible à dire : je volais la dot de Jeanne. Et quand le crime était consommé, je me remettais à cataloguer vigoureusement jusqu’à ce que Jeanne vînt me consulter sur quelque détail de toilette ou de trousseau. Je ne comprenais jamais bien de quoi il s’agissait, faute de connaître le vocabulaire actuel de la couture et de la lingerie. Ah ! si une fiancée du xive siècle venait par miracle me parler chiffons, à la bonne heure ! je comprendrais son langage. Mais Jeanne n’est pas de mon temps, et je la renvoie à madame de Gabry qui, en ce moment, lui sert de mère.