Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/154

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Phèdre de Pradon fut donnée, le •} janvier, par la troupe de Guénégaud, deux jours après la première représentation de la Phèdre de Racine à l’hôtel de Bourgogne. La nièce de Mazarin, habile à l’intrigue, avait retenu les loges pour les six premières représentations des deux pièces. Cette manœuvre coûta quinze mille livres à la duchesse, mais elle fit perdre à Racine d’utiles spectateurs et rendit la lutte d’abord douteuse. La guerre continua par des sonnets. On en fit un, après souper, à l’hôtel de Bouillon ; les amis de Racine le retournèrent, sur les mêmes rimes, contre le duc de Nevers, avec une ingénieuse cruauté qui servit fort bien le poète. Le duc répondit, encore sur les mêmes rimes, par des menaces de coups de bâton. Le bruit courut même que Boileau avait été bâtonné, dans la rue, par des laquais. Alors le prince de Condé se fâcha, il déclara que Racine et Boileau étaient de ses amis et « qu’il vengerait les offenses qu’on s’aviserait de leur faire ». L’hôtel Bourgogne rentra dans le silence. La Phèdre de Racine resta sur la scène, et celle de Pradon ne put s’y tenir.

Pourtant, les ennemis du poète l’emportaient. Racine renonçait au théâtre. Il avait toujours été sensible, irritable, prompt à se contrister. La moindre critique lui avait toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne lui avaient fait de plaisir. Il était las ; il ressentait cette amertume, ce grand mal de cœur, ce dégoût des choses qui vient aux meilleurs, à ceux qui travaillèrent avec le plus d’amour. Les hommes qui firent les œuvres les moins vaines sont ceux qui voient le mieux la vanité de toutes choses