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Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/171

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le charme. Cette année-là, il donna aux comédiens deux comédies : une grande, Don César Ursin, et une petite, Crispin rival de son maître. La grande, qui était une traduction, réussit à la cour, et la petite, toute originale, réussit à la ville. Cette même année, il publia, chez Barbin, le Diable boiteux, roman dont le cadre était pris à l’Espagne, mais qui était tout français par la seule chose qui compte, le style.

Tous ceux qui savaient lire voulurent lire le Diable boiteux. On trouvait dans ce livre une manière neuve et piquante de peindre la nature humaine, un génie pour saisir le vif des choses, qui intéressa tout le monde. Il n’y eut pas jusqu’au petit laquais de Boileau qui, dans la maison d’Auteuil, ne se mît à dévorer ce roman en cachette. Boileau le menaça de le mettre à la porte s’il ne rendait le livre aussitôt où il l’avait pris. Le bonhomme Boileau ne voulait pas dormir une seule nuit sous le même toit que le Diable boiteux. C’est un indice bien favorable pour un livre récent, qu’il déplaise aux vieux critiques. Comptez, s’ils l’approuvent, qu’il ne contient rien de nouveau, et pensez, au contraire, s’il les fâche, qu’il est original et mérite qu’on le lise. La seconde édition de celui-ci, parue dans l’année, fut enlevée plus rapidement que la première. Deux jeunes seigneurs s’en disputèrent le dernier exemplaire. Ils dégainèrent sur les degrés de la Sainte-Chapelle. Ce fut du pain pour la couvée. Mais, quand ce pain-là fut mangé, il fallut avoir encore de l’esprit ; Le Sage donna Turcaret aux comédiens. Comme la pièce était un chef-d’œuvre, ces gens-là voulurent qu’on la refît à leur idée et dédaignèrent de la jouer. Ils abreuvèrent