Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/203

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la muraille de Carthage, resta interrompue. L’abbé dut poursuivre seul ce grand travail : il compila, compila, compila et vint à bout de l’Amérique. Un fermier général faisait les fonds de l’entreprise, qui dévora quatre mille louis d’or. Prévost rédigea quinze volumes in-40 sans accepter un denier. Les biens de la terre ne le séduisaient pas : « Un jardin, une vache et deux poules me suffisent, » disait-il.

Il avait une naïveté d’enfant et s’abandonnait en toute ingénuité à François Didot, son libraire, qui lui payait ses livres à raison d’un louis la feuille. Le prix sans doute était élevé, mais j’aime à croire que François Didot trouvait son compte au marché. On signait les traités dans un cabaret au coin de la rue de la Huchette, qui était le lieu consacré à ces sortes d’affaires, et les livres étaient vendus dans la boutique du quai des Augustins, à l’enseigne de la Bible d’or.

Il paraît que François Didot en usa avec Prévost comme Mme de la Sablière avec La Fontaine. Ce libraire avait une maison de campagne à Saint-Firmin, près Chantilly. Il y recueillit l’abbé et lui épargna le tracas des comptes et les soins du ménage en se chargeant de payer lui-même au boulanger et au boucher ce que son hôte y prenait. La petite maison était isolée, au bord d’un bois. On y pouvait élever des poules : Hoc erat in votis.

Pendant ce temps, le vieux Samuel Richardson avait publié à Londres Clarisse Harlowe et Grandisson. Prévost, familiarisé dès longtemps avec la littérature anglaise, traduisit ces beaux romans, si touchants,