Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/204

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qui inspirèrent à Rousseau la Nouvelle Héloise et qui faisaient pleurer Diderot. Ce bon Diderot, on le voyait mélancolique ; on lui demandait : Qu’avez-vous ? Que vous est-il arrivé ? on l’interrogeait sur sa santé, sa fortune, ses parents, ses amis. — C’était Clarisse Harlowe qu’il avait quittée en danger et qui lui donnait de l’inquiétude. Je ne sais si Prévost rendit mieux que Letourneur le texte anglais. Je soupçonne bien un peu l’abbé d’avoir, tout en abrégeant les détails, allongé l’ensemble. Il écrivait d’abondance, et ce qui est écrit vite n’est pas toujours ce qui se lit vite. Il n’importe : Prévost et Letourneur, en faisant connaître Richardson à la France, donnèrent Clarisse et Clémentine pour amantes à tous les hommes capables de lecture, de rêverie, d’émotion pure[1]

  1. Voyez comme plus tard, tout à la fin du siècle, ces touchantes figures de femmes seront encore vives et fraîches dans les imaginations. André Chénier, peignant en beaux vers les rêves d’un solitaire, y mêlera à Julie les deux héroïnes anglaises et dira :

    Il revoit près de lui, tout à coup animés,
    Ces fantômes si beaux, à nos pleurs tant aimés,
    Dont la troupe immortelle habite sa mémoire :
    Julie, amante faible et tombée avec gloire ;
    Clarisse, beauté sainte où respire le Ciel,
    Dont la douleur ignore et la haine et le fiel,
    Qui souffre sans gémir, qui périt sans murmure ;
    Clémentine adorée, âme céleste et pure,
    Qui, parmi les rigueurs d’une injuste maison,
    Ne perd point l’innocence en perdant la raison.
    Mânes aux yeux charmants, vos images chéries
    Accourent occuper ses belles rêveries ;
    Ses yeux laissent tomber une larme. Avec vous
    Il est dans vos foyers, il voit vos traits si doux.
    A vos persécuteurs il reproche leur crime !
    Il aime qui vous aime, il hait qui vous opprime.
    Mais tout à coup il pense, ô mortels déplaisirs !
    Que ces touchants objets de pleurs et de soupirs
    Ne sont peut-être, hélas ! que d’aimables chimères,
    De l’âme et du génie enfants imaginaires.
    Il se lève, il s’agite à pas tumultueux
    En projets enchanteurs il égare ses vœux
    Il ira, le cœur plein d’une image divine,
    Chercher si quelques lieux ont une Clémentine,
    Et dans quelque désert, loin des regards jaloux,
    La servir, l’adorer et vivre à ses genoux.