Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/250

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avaient lu les Liaisons dangereuses, ne devaient-ils pas songer qu’après tout Valmont, qui était gentilhomme, disait à la maîtresse qu’il n’aimait plus : « On se lasse de tout, mon ange. » Il fallait bien alors que l’ange se résignât, se consolât, ou, s’il était inconsolable, s’en allât mourir sans bruit dans quelque coin, comme fit la présidente. 11 n’y a pas à dire, ces gens-là avaient bon air, du courage,de la tenue ; ils n’assourdissaient pas tout un siècle de leurs cris et de leurs gémissements. Ils pouvaient être légers et libertins, ils ne furent jamais lâches. Mais le coup de pistolet de Werther fit école, et l’amour devint… une chose tragique dont il convenait de mourir bruyamment.

Après avoir abreuvé d’amertume, de dégoûts et d’humiliations le malheureux Adolphe, Ellénore se décide à trépasser, afin de lui léguer d’éternels remords. Benjamin Constant, qui était galant homme, a bien fait les choses ; il s’est sacrifié, il a laissé le beau rôle à l’héroïne. Mais son impatience est parfois plus forte, ainsi que sa rancune ; elles se trahissent à chaque instant. C’est qu’en cette âme troublée, que désolaient tant de souffles arides et dans laquelle aucun fruit ne pouvait plus mûrir, une vertu vivait encore : la sincérité. Cet homme, que la misère de sa vie obligeait à tromper sans cesse, ne se ment jamais à lui-même. Il se juge sans faiblesse, sans merci, sans aucune de ces complaisances à étaler les plaies du cœur si fort à la mode aujourd’hui. Il ne met nulle fatuité à nous dire ses fautes ; il ne juge pas que son cas est unique, ses souffrances d’un ordre et d’une beauté extraordinaires, ses défaillances des raretés

l’TIIT