Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/290

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à un artifice dont Mérimée donna, dans son Théâtre de Clara Gazul,’ un autre exemple. Le livre fut présenté au public comme l’œuvre posthume d’un jeune poète, Joseph Delorme, mort de consomption. Pour donner un corps à cette fiction, l’auteur véritable fit précéder le livre d’une vie de l’auteur supposé.

L’occasion était belle de se confesser publiquement, sous un nom étranger, et de montrer au monde tout ce qui bouillonnait d’idées, de passions et de sentiments, dans la tête d’un jeune bourgeois d’élite, voyant et comprenant tout, n’étant rien et vivant avec vingt-cinq sous par jour.

Et qu’est-ce aussi que ce Joseph Delorme, sinon le jeune Sainte-Beuve, arrangé, apprêté, orné avec toutes les coquetteries lugubres de l’époque ? Mais il faut distinguer en lui ce qui est de mode et de tradition, et ce qui tient à la nature essentielle, au vrai fonds de Sainte-Beuve.

Joseph Delorme ressemble beaucoup à ses parents littéraires, à Werther, à René, à Adolphe, surtout à Obermann. Toute sa vie était tracée d’avance par Sénancour en ces quelques lignes : « Il était malheureux et bon. Il n’a pas eu des malheurs éclatants ; mais, en entrant dans la vie, il s’est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d’ennuis ; il y est resté, il y a vécu, il y a vieilli avant l’âge, il s’y est éteint. »

Mais l’originalité de Joseph est d’être franchement bourgeois, sans aucun reste de chevalerie. Il est bourgeois de fait et d’esprit ; sa poésie sera bourgeoise comme lui et consacrée presque exclusivement à peindre la vie moyenne.