Page:Anatole France - Le Lys rouge.djvu/208

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et de l’art, le vif amusement de créer de mes mains une figure rêvée, vous m’avez fait tout perdre, et vous ne m’avez pas même laissé le regret. Je ne voudrais plus de ma liberté, de ma tranquillité passées. Il me semble qu’avant vous je ne vivais pas. Et, maintenant que je me sens vivre, je ne puis vivre ni loin de vous ni près de vous. Je suis plus misérable que ces mendiants que nous avons vus sur la route d’Ema. Ils avaient de l’air à respirer. Et moi, je ne puis respirer que vous, que je n’ai pas. Pourtant, je me réjouis de vous avoir rencontrée. Cela seul compte dans mon existence. Tout à l’heure, je croyais vous haïr. Je me trompais. Je vous adore et je vous bénis du mal que vous m’avez fait. J’aime tout ce qui me vient de vous.

Ils approchaient des arbres noirs, dressés à l’entrée du pont San Niccola. De l’autre côté du fleuve, les terrains vagues étalaient leur tristesse agrandie par la nuit. Le voyant calme et plein d’une langueur douce, elle crut que son amour, tout dans l’imagination, s’envolait en paroles et que ses désirs coulaient en rêveries. Elle ne s’était pas attendue à une résignation si prompte. Elle était presque déçue d’échapper au danger qu’elle avait craint.

Elle lui tendit la main, plus hardiment cette fois que la première.