Page:Anatole France - Le Petit Pierre.djvu/340

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j’aime les joies et les souffrances. Désirer avec force, c’est presque posséder. Que dis-je, c’est posséder sans dégoût et sans satiété. Après cela, suis-je bien sûr qu’à dix ans, je professais cette philosophie du désir, et que mon cerveau la contenait toute formée ? Je n’en mettrais pas ma main au feu. Je ne jurerais pas non plus que beaucoup plus tard la cuisson du désir ne m’a pas été quelquefois trop vive pour ne m’être pas douloureuse. Heureux encore si je n’avais jamais désiré que des boîtes de fruits confits !

Je vivais en grande intimité avec Justine. J’étais tendre, elle était vive : je l’aimais sans m’en sentir aimé, ce qui, s’il faut le dire, n’était guère dans mon caractère.

Ce matin-là, nous marchions tous deux sur la voie du collège tenant chacun par un côté la courroie de ma gibecière, et tirant par à-coups très secs, au risque de nous faire trébucher ; mais nous étions solides. D’habitude, je retournais à Justine tout ce que mes professeurs m’avaient dit de pénible ou même d’injurieux dans la journée. Je l’interrogeais sur des sujets difficiles, comme j’avais été moi-même interrogé. Elle ne répondait pas ou répondait