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Page:Anatole France - Le Petit Pierre.djvu/57

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Jugeant l’occasion favorable, je présentai le sucre au vieux Cacique, mais il ne reçut pas mon offrande. Il me regarda longtemps de profil dans le silence et l’immobilité, puis soudain fondit sur mon doigt et le mordit. Le sang coula.

Madame Laroque m’a dit plusieurs fois qu’en voyant mon sang, je poussai des cris affreux, versai des larmes abondantes et demandai si j’en mourrais. Je n’ai jamais voulu l’en croire ; il se peut pourtant qu’il y ait quelque chose de vrai dans ses paroles. Elle me rassura et me mit une poupée au doigt.

Je sortis indigné, le cœur gros de colère et de haine. À compter de ce jour, ce fut entre Navarin et moi la guerre sans merci. À chaque rencontre, je l’insultais et le provoquais, et il se mettait en fureur : c’est une satisfaction qu’il ne me refusait jamais. Tantôt je lui chatouillais le cou avec une paille, tantôt je lui jetais des boulettes de pain et il ouvrait un large bec et proférait d’une voix rauque des menaces inintelligibles. Madame Laroque, tricotant, à sa coutume, un lé de jupon de laine, m’observait par-dessus ses besicles et me disait, en me menaçant de son aiguille de bois :