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LES DIEUX ONT SOIF

et de jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie des hommes.

Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s’aborder comme des amis qui s’étaient quittés la veille pour s’en aller dormir ; et, bien que devenus étrangers l’un à l’autre, ils s’entretenaient avec bonne grâce et familiarité.

Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait maintenant des soucis et des inquiétudes ; ses soupers devenaient moins brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n’éclaircissaient plus les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se cachaient ; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c’était pour lui qu’elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte. Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n’avaient rien trouvé, lui avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort près de sa correspondance avec un émigré, M. d’Expilly. Quelques amis qu’elle avait parmi les jacobins l’avaient avertie que le bel Henry,