Page:Anatole France - Les dieux ont soif.djvu/219

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
209
LES DIEUX ONT SOIF

Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse : après plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie n’était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de mouvement ces petits êtres qu’il n’avait su former, et à les instruire à la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter à chacun d’eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères.

Une fois qu’il tirait en mesure la ficelle d’un Scaramouche :

— Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire. C’était en 1746 : j’achevais mon noviciat, sous la direction du Père Magitot, homme âgé, de profond savoir et de mœurs austères. À cette époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d’abord à l’amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire ; ils faisaient fureur à Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient ; on en trouvait chez les personnes de qualité, et il n’était pas rare de voir à la promenade et dans les rues un