Page:Anatole France - Pierre Nozière.djvu/97

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C’était un jour gris et froid d’hiver. Le bouquiniste dont l’étalage s’étendait entre une des statues du quai des Saints-Pères et les boîtes de M. Debas était alors un vieux philosophe assez semblable par le caractère aux cyniques du déclin de la Grèce. Il avait en commun avec son voisin le mépris du gain et une sagesse supérieure. Mais la sienne était inerte et taciturne. Quand l’empereur passa devant lui, ce bonhomme brûlait un volume dans une marmite pour chauffer ses vieilles mains. Tel ce beau terme de marbre qu’on voit sous un marronnier des Tuileries, figure d’un vieillard tendant la main sur la flamme d’un réchaud qu’il presse contre sa poitrine. Curieux de connaître les livres dont le libraire se chauffait, Napoléon ordonna à son aide de camp de s’en informer.

Celui-ci obéit et revint dire à César :

« Ce sont les Victoires et conquêtes. »

Ce jour là, Napoléon et M. Debas furent bien près l’un de l’autre. Mais ils ne se parlèrent pas. Si je n’aimais la vérité d’un amour filial et candide, j’imaginerais quelque aventure de l’empereur, de son aide de camp et des deux bouquinistes digne, sans doute, d’être comparée aux merveilleuses histoires du kalife Aroun-al-