Page:Anatole France - Vie de Jeanne d’Arc, 1908, tome 1.djvu/55

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tout ce qui ne valait pas la peine d’être pris à rançon. Mais les batailles étaient rares, partant les défaites, et le nombre des combattants petit. Il n’y avait en France qu’une poignée d’Anglais. On ne se battait, autant dire, que pour piller. Ceux qui souffraient de la guerre, c’étaient ceux qui ne la faisaient pas, les bourgeois, les religieux, les paysans. Les paysans enduraient les maux les plus cruels, et il est concevable qu’une paysanne ait tenu la campagne avec une fermeté, une obstination, une ardeur inconnues à toute la chevalerie.

  Ce n’est pas Jeanne qui a chassé les Anglais de France ; si elle a contribué à sauver Orléans, elle a plutôt retardé la délivrance en faisant manquer, par la marche du Sacre, l’occasion de recouvrer la Normandie. La mauvaise fortune des Anglais à partir de 1428 s’explique très naturellement : tandis que dans la paisible Guyenne, où ils faisaient la culture, le négoce, la navigation et administraient habilement les finances, le pays, qu’ils rendaient prospère, leur était très attaché ; au contraire, sur les bords de la Seine et de la Loire, ils ne prenaient pas pied ; ils n’avaient jamais pu s’y implanter, y mettre du monde en suffisance, y faire de solides établissements. Enfermés dans les forteresses et les châteaux, ils ne cultivaient pas assez le sol pour le conquérir : car on ne s’empare vraiment de la terre que par le labour ; ils la laissaient en friche et l’abandonnaient aux partisans qui les harcelaient et les épuisaient. Leurs garnisons ridiculement petites se trouvaient prisonnières dans le pays de conquête. Ils avaient les dents longues ; mais un brochet n’avale pas un bœuf. On avait bien vu après Crécy, après Poitiers, qu’ils étaient trop petits et la France trop grande. Pouvaient-ils mieux réussir après Verneuil, sous le règne troublé d’un enfant, au milieu des discordes civiles, manquant d’hommes et d’argent et quand il leur fallait encore contenir le pays de Galles, l’Irlande et l’Écosse ? En 1428, ils n’étaient qu’une poignée en France et ne s’y maintenaient que par le duc de Bourgogne qui dès lors les exécrait et leur voulait tout le mal possible.

 Les moyens leur manquaient également et de prendre de nouvelles provinces et de pacifier celles qu’ils avaient prises. Le caractère même de la souveraineté que revendiquaient leurs princes, la nature des droits qu’ils faisaient valoir et qui reposaient entièrement sur les institutions communes aux deux pays leur rendaient difficile l’organisation de leur conquête sans le consentement et même, on peut le dire, sans le concours loyal et l’amitié des vaincus. Le traité de Troyes ne soumettait pas la France à l’Angleterre ; il les réunissait l’une à l’autre. Cette réunion inspirait bien des inquiétudes à Londres ; les gens des communes laissaient voir la crainte que la vieille Angleterre ne devînt qu’une province écartée du nouveau royaume[1]. De son côté la France ne se sentait pas réunie. Il était trop tard. Depuis le temps qu’on guerroyait contre ces Coués l’habitude était prise de les haïr. Et peut-être y avait-il déjà un caractère anglais et un caractère français qui ne s’accordaient pas. Même à Paris, où les Armagnacs faisaient autant de peur que les Sarrasins, on supportait les Godons avec grand déplaisir. Ce dont on peut être surpris, ce n’est pas que les Anglais aient été chassés de France, c’est qu’ils l’aient été si lentement. Est-ce à dire que la jeune sainte n’eut point de part dans l’œuvre de la délivrance ? Non, certes ! Elle eut la part la plus belle : celle du sacrifice ; elle donna l’exemple du plus haut courage et montra l’héroïsme sous une forme imprévue et charmante. La cause du roi, qui était en vérité la cause nationale, elle la servit de deux manières : en donnant confiance aux gens d’armes de son parti, qui la croyaient chanceuse, et en faisant peur aux Anglais qui s’imaginaient qu’elle était le diable.

  Nos meilleurs archivistes ne pardonnent pas aux ministres et aux capitaines de 1428 de n’avoir pas

  1. Voir la délibération des communes du 2 décembre 1421,’dans Bréquigny, Lettres des rois, reines et autres personnages des cours de France et d’Angleterre, Paris, 1847 (2 vol. in-4o), t. II, pp. 393 et suiv.