Page:Anatole France - Werther et Tom Jones, traduits par M. le comte de La Bédoyère, paru dans Le Chasseur bibliographe, février 1863.djvu/3

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nément la vie des gens de lettres. Il retint toujours ses livres et mit tout son soin à les préserver de l’attention publique, obéissant ainsi, aux dépens de sa gloire, à une timidité excessive. Mais cette austère tutelle est maintenant révoquée, ses livres vont affronter le jugement du public, et nous ne pouvons douter qu’il ne leur soit favorable.

Leurs noms du moins sont déjà connus du lecteur : l’un se nomme Werther, cette œuvre de la jeunesse de Goethe, ce cri de désespoir contre une société sans croyance, sans idéal, sans vie ; l’autre, Tom Jones, cet ouvrage de la famille impérissable des Don Quichotte et des Gil Blas, ce chef-d’œuvre de toutes les littératures, cette reproduction si admirable de la vie humaine. M. le comte de la Bédoyère a traduit ces deux beaux livres, et, grâce à la souplesse de son talent, il a su rendre tour à tour la passion brûlante de Goethe et le charmant badinage de Fielding.


I.


Werther est le plus tragique tableau des écueils où une âme trop ardente peut conduire l’imprudent qui ne s’efforce point d’en modérer les transports.

En vain Charlotte appartient à un autre, en vain elle est la femme d’Albert : Werther, en renonçant à l’espoir, ne peut renoncer à sa passion. Il entretient un amour dont il ne peut espérer de fruit et dont il prévoit les suites funestes. Mais ne nous hâtons pas de le condamner ; plaignons-le bien plutôt. Une âme élevée n’est pas toujours au-dessus d’une telle faiblesse ; et si Werther n’a pu se défendre d’aimer Charlotte, Charlotte elle-même, malgré toute sa vertu, ne le regarde point d’un œil insensible. Ces deux cœurs se comprenaient si bien ! ces deux âmes étaient si bien faites l’une pour l’autre ! Comment deux natures qu’une invincible sympathie tendait à réunir se trouvaient-elles séparées par un obstacle éternel ? Charlotte ne pouvait-elle point s’écrier comme Monime :

Ah ! par quel sort cruel le ciel avait-il joint
Deux cœurs que l’un pour l’autre il ne destinait point ?