Page:Anatole France - Werther et Tom Jones, traduits par M. le comte de La Bédoyère, paru dans Le Chasseur bibliographe, février 1863.djvu/4

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Werther, il faut l’avouer, ne lutte que faiblement contre la destinée ; il combat à regret un mal qui lui plaît. Il tente, il est vrai, par une courte et stérile absence, de se détacher de Charlotte ; mais sa passion le ramène bientôt, plus malade et plus désespéré que jamais, aux pieds de celle qu’il n’a pu oublier un instant.

Il est enfin décidé à fuir ; il prend le chemin le plus facile et le plus court, et, jusqu’au dernier instant, plein de son amour, la mort lui semble douce quand il la reçoit de l’arme que Charlotte a touchée.

L’auteur a inscrit avec raison, au seuil de ce livre, ce vers où le poète décrit les tourments d’un personnage plus illustre et non moins malheureux :

Vulnus alit venis et cæco carpitur igni.

La reine avec amour fait saigner sa blessure,
Sa main nourrit le feu dont elle est la pâture.

M. de la Bédoyère revêt ce beau roman de tous les agréments du style. Il se souvient de cette belle prose du dix-huitième siècle qui maintenant n’est guère en usage plus qu’une langue morte, et dont il semble avoir ravi le secret à Lesage et à l’abbé Prévost. Figurez-vous le chevalier des Grieux rendu plus noble, plus passionné, plus poétique au souffle puissant de Goethe, sans perdre pour cela sa grâce parfaite et sa souveraine élégance, et vous vous ferez une idée de ce que devient Werther sous la plume de M. de la Bédoyère. On s’est efforcé d’enrôler Goethe, bon gré mal gré, sous les drapeaux de la nouvelle école littéraire et d’en faire le précurseur du romantisme ; mais ceux qui liront ce grand poète dans la traduction de M. de la Bédoyère, en voyant ce langage toujours pur, toujours correct, noble sans emphase, simple sans trivialité, auront peine à ranger Goethe dans la famille de ceux qui cherchent le beau dans le laid et l’art dans la violation de toutes les règles.

M. de la Bédoyère est plus jaloux de la gloire de Goethe que Goethe lui-même. Quand son auteur s’égare dans la déclamation ou dans le mauvais goût, il tremble de le suivre, et, pour accorder la fidélité qu’il lui doit avec le respect qu’il