Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/177

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reproche, il en faille accuser pour une bonne part les institutions, le servage et le mode de propriété.

Il y a de ce phénomène une autre raison qui tient, elle aussi, indirectement au sol, et qui diminue l’attachement à la demeure, à la maison de la famille : ce sont les matériaux mêmes des habitations, de l’izba du mougik en particulier, et, par suite, la fréquence des incendies.

En Russie, dans la Russie septentrionale surtout, pauvre en pierre et riche en forêts, dans ce que l’historien Solovief appelle l’Europe de bois, par opposition à notre Europe de pierre, tous les villages, depuis la cabane du paysan jusqu’à l’église et à l’ancienne maison seigneuriale, sont construits en bois de sapin. Il en était ainsi naguère encore de la plupart des villes, des capitales mêmes. En un tel pays, le feu, le coq rouge, comme les Russes rappellent vulgairement, est pour l’individu et pour la société un terrible ennemi. En vain, pour donner moins de prise au danger, les maisons des villages sont-elles bâties à une certaine distance les unes des autres ; toute maison est à peu près sûre de brûler un jour, c’est une affaire de temps. Les chances de durée d’une habitation peuvent, selon les régions, se calculer avec la même précision que celles de la vie humaine, et sont souvent notablement plus courtes. On sent ce qu’a de décourageant cette perspective d’incendie qui plane sur toute l’existence, combien elle entrave tout embellissement de la maison et par suite tout bien-être et tout progrès. À quoi bon s’attacher à cette frêle cabane de bois que le premier souffle de vent et la première étincelle peuvent consumer ? Aussi les paysans laissent-ils souvent, avec une nonchalante incurie, leur izba pencher sur sa base comme si elle allait s’affaisser, et semblent-ils attendre pour la relever qu’elle soit devenue la proie des flammes.

Indépendamment des chances d’incendie, la facilité, avec laquelle le mougik des contrées du nord se bâtit une maison, est peu faite pour lui inspirer des goûts sédentaires.