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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/110

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fonctions. À cet égard, les Russes n’étaient pas sans une lointaine analogie avec les anciens Romains qui, sous l’empire comme sous la république, remplissaient successivement ou simultanément les emplois les plus divers. On ne voit point cependant qu’en Russie cette variété de fonctions, cette facilité d’adaptation ait fréquemment produit la variété d’aptitudes ou l’universelle capacité, si souvent remarquée chez les magistrats romains. Entre le tchinovnisme russe et les antiques magistratures de Rome, entre le tableau des rangs de Pierre le Grand et le cursus honorum des sénateurs romains, il y a une autre ressemblance curieuse à signaler. En Russie, comme à Rome, la hiérarchie bureaucratique eût pu être regardée comme une entrave pratique à l’arbitraire des empereurs, comme une limite à l’omnipotence illimitée du souverain, ainsi obligé de prendre les hauts fonctionnaires dans des catégories déterminées par la loi ou l’usage[1]. La gradation du tchine constituait, à cet égard, une sorte de privilège légal du tchinovnik, une sorte de garantie de la bureaucratie vis-à-vis de l’autocratie. Par malheur, l’administration russe était si corrompue que le pays avait peut-être plus à perdre qu’à gagner aux restrictions imposées à la fantaisie impériale par le monopole du tchinovnisme.

L’ignorance, la paresse, la routine, ne sont que les défauts de la bureaucratie russe, son grand vice est la vénalité. De Pierre le Grand jusqu’à Alexandre III, l’administration, les finances, l’armée, tous les services publics ont été en proie au péculat, aux concussions, à la fraude, à la corruption sous toutes ses formes. Veut-on être compris d’un tchinovnik, il faut, dit le proverbe, parler rouble. C’est une maxime, chez le peuple, qu’en Russie. tout le monde vole, et que le Christ lui-même volerait s’il n’avait les mains clouées à la croix. Toutes les colères des souverains, toutes les rigueurs de la loi se sont vainement amor-

  1. Voyez à ce propos l’Histoire romaine de M. Duruy, t. V, p. 350.