Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/130

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bureaux. Pourvu que les écritures soient en règle, tout est en règle.

Le formalisme, qui est un des défauts habituels de la bureaucratie, s’allie ainsi fréquemment avec le mépris ou l’oubli des formes prescrites. L’excès même de la réglementation enseigne aux employés à ne point tenir compte des règlements. Les fonctionnaires les plus scrupuleux auraient peine à leur toujours obéir. De même que pour les Israélites modernes, la loi de Moïse, avec ses rites multiples, est presque impossible à observer dans son intégrité, de même les règlements administratifs russes, avec leur prétention de tout prévoir et de tout déterminer, sont souvent d’une si fastidieuse minutie, que le tchinovnik ne sait comment s’y conformer, et se trouve malgré lui entraîné à des irrégularités.

Les administrés sont, du reste, loin d’avoir toujours à s’en plaindre. En Russie, le fonctionnaire le plus insupportable serait celui qui prétendrait toujours s’en tenir à ses instructions et aux règlements. C’est une des choses qui rendent souvent odieux les tchinovniks d’origine allemande, alors même que, par les connaissances, par la probité et par la ponctualité, ils l’emportent sur leurs collègues d’origine slave. Chez le fonctionnaire russe, la qualité la plus précieuse ailleurs se transforme en défaut ; la régularité, la fidélité aux règlements dégénère presque fatalement en tyrannie tracassière. Aussi le fonctionnaire le plus populaire est-il encore le tchinovnik du vieux temps, bon enfant et plein de laisser-aller, dont « l’uniforme déboutonné laisse entrevoir la robe de chambre ».

Les fonctionnaires de tout rang, sans cesse obligés de s’éloigner des prescriptions légales, perdent peu à peu le respect ou la religion de la loi ; et le sens de la légalité, qui fait défaut aux instruments du pouvoir, ne saurait se rencontrer dans la société placée sous leur direction. Toutes les précautions du législateur se retournent ainsi contre son but. Les bandes étroites dont l’autorité emmaillote ses agents se déchirent ou se relâchent à chacun de leurs pas, en sorte que