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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/131

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les fonctionnaires se montrent chargés d’inutiles entraves.

Une des choses qui m’ont toujours le plus frappé en Russie, c’est le peu d’ascendant moral de l’administration et des fonctionnaires. Les vices de la bureaucratie impériale expliquent ce phénomène, inattendu en un pareil pays. Le Russe, le moujik ou le citadin, si longtemps victime d’abus séculaires, croit toujours que, dans la sainte Russie, l’or est une clef qui ouvre toutes les portes. Des agents du pouvoir et des instruments de la loi, la méfiance populaire s’élève jusqu’à la loi même. De là, chez un peuple en général si respectueux de l’autorité, le peu de respect des autorités, le peu de respect des lois.

Le culte à demi religieux que les masses professent encore pour le tsar ne s’étend point à ses représentants et aux détenteurs de sa puissance. Pour ces derniers, il n’a que de la méfiance et de la suspicion. Tandis que la loi semble faire de l’empereur le chef de l’immense armée bureaucratique, le peuple n’admet point d’ordinaire la solidarité de l’autocratie et de l’administration ; il a presque autant d’aversion pour l’une que d’amour et de vénération pour l’autre. À cet égard, le sentiment politique du moujik est analogue à son sentiment religieux. Il sépare, dans sa pensée et ses affections, le tsar des tchinovniks, comme il sépare Dieu du clergé, gardant pour le maître le respect qu’il n’a point pour ses agents. Grâce à cette distinction, la popularité de l’autocratie a persisté à travers toutes les souffrances et les déceptions du peuple, pour lequel le tchinovnisme reste seul responsable de tous ses maux.

Cette disposition du moujik et de l’artisan des villes a un inconvénient, qui à certaines heures peut devenir un péril. Telle est la méfiance envers l’administration que les masses ne croient pas toujours à sa parole quand elle leur communique les ordres du tsar. Le moujik aime à se persuader que les fonctionnaires s’entendent pour le tromper. Le peuple est porté à douter de l’authenticité des volontés impériales telles qu’elles lui sont transmises par les voies