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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/132

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légales ; par suite, il peut devenir quelquefois la dupe des plus grossiers imposteurs. Ainsi s’expliquent certains des phénomènes les plus curieux et les plus inquiétants de la vie russe. Naguère, lors du pillage des juifs du midi, comme vingt ans plus tôt, lors de l’émancipation des serfs, on a vu le bas peuple des villes et des campagnes s’autoriser de prétendus ordres secrets du tsar pour rester sourd à la voix des représentants attitrés de l’autorité, accusant l’administration et la police d’être vendues aux juifs, de même que, sous Alexandre II, il les accusait d’être vendues aux propriétaires[1]. Aujourd’hui comme au temps du servage, il n’y a pour le paysan, selon la remarque de G. Samarine[2], d’autre garant ni d’autre preuve des volontés souveraines que la force armée et le déploiement de troupes : une décharge de mousqueterie reste à ses yeux la seule confirmation et pour ainsi dire le seul sceau authentique des ordres impériaux.

Faut-il montrer combien cette défiance invétérée envers les agents réguliers du pouvoir élargit l’intervalle que nous avons signalé entre le moujik et le tsar, entre le peuple et l’autocratie[3] ? Faut-il montrer le parti que, à une heure critique, pourraient tirer de ce soupçonneux et naïf scepticisme villageois des agitateurs sans scrupules, toujours disposés à répandre dans des foules crédules des rumeurs mensongères ? De tous les peuples contemporains le peuple russe est encore le plus dévoué à son souverain ; mais son peu de foi dans l’administration le rend à certains instants capable d’émeute et de rébellion par obéissance, capable de se faire par ignorance l’aveugle instrument des pires ennemis du pouvoir qu’il vénère.



  1. Voy. t. I, liv. VII, chap. ii. Dans certaines bourgades on a vu les paysans, qui avaient commencé le pillage des maisons juives, demander ingénument aux autorités la permission d’achever le lendemain ce qu’ils n’avaient pu faire le jour même. Ils croyaient à l’existence d’un papier, condamnant les israélites à pareil traitement.
  2. Lettre de G. Samarine ; voy. t. I, liv. VII, ch. ii.
  3. Voy. plus haut liv. I, chap. i.