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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/140

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gendarmes ou des carabiniers italiens en ce qu’ils ont chacun leur circonscription isolée, au lieu d’être embrigadés. Au début, on ne tarissait pas en éloges sur cette excellente institution : les états provinciaux (zemstvos) demandaient à l’envi des ouriadniks, les journaux étaient unanimes pour regretter que la pénurie du budget ne permît pas d’en doubler ou en tripler le nombre. Deux ou trois ans plus tard, il y avait sur cette même gendarmerie unanimité en sens inverse : la presse en dénonçait bruyamment les abus, autant du moins que le lui permettait la censure ; le public en réclamait universellement la suppression. Est-ce là encore un exemple del’inconstance russe ? Non ; ce peuple, qu’aucune désillusion ne peut fermer à l’espoir, avait eu seulement une déception de plus. Il avait suffi de quelques mois pour transformer ces nouveaux gardiens de la tranquillité publique en petits tyrans locaux dont l’avidité, le caprice et l’intempérance se donnaient libre carrière. Investis du pouvoir d’arrêter tous les gens suspects, les ouriadniks sont devenus la terreur des campagnes qu’ils devaient protéger. Les gens lettrés les comparent aux sinistres opritchnicks d’Ivan le Terrible ; le paysan, victime de leur insolence et de leurs rapines, les a, par un jeu de mots populaire, baptisés du sobriquet de voleurs de poules[1]. De hauts fonctionnaires, des gouverneurs de province, ont cru devoir en signaler le brigandage. Voilà donc une institution tutélaire, que les habitudes d’arbitraire, de désordre, de vénalité, jointes aux préoccupations de la chasse aux nihilistes, ont métamorphosée, dans l’espace de deux ou trois années, en nouvel instrument de vexation et d’oppression. Cette garde rurale a montré que, dans l’empire autocratique, le pays pouvait parfois plus souffrir de la police que de l’absence de police[2].

  1. Kouriadniki au lieu de ouriadniki, de kouria, poule.
  2. Les ouriadniks doivent être remplacés par des commissaires et des gendarmes qui, sous un autre nom, pourront bien se permettre les mêmes licences (1886).