Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/344

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laisse entraîner par des considérations entièrement étrangères aux qualités personnelles des juges et à l’intérêt d’une bonne justice ; il n’y a pas à redouter que, pour une fraction de la population, les élus du plus grand nombre deviennent des agents d’oppression. Là où il n’y a point de partis politiques régulièrement enrégimentés, où les élections ne sont pas un combat d’armées ennemies, le juge, nommé par la majorité, ne saurait par cela même être suspect à la minorité. Tant que la Russie restera dépourvue de constitution, de chambres et de luttes politiques, la magistrature élue n’y saurait se dénaturer jusqu’à devenir une arme de guerre et un instrument des partis.

Dans un État où, pendant des siècles, le pouvoir central est demeuré absolu et arbitraire, où les représentants de l’autorité ont longtemps pu se permettre impunément toutes les fraudes et toutes les tyrannies, une magistrature élective peut être au contraire un agent de moralisation, pour la société comme pour le pouvoir. Ce peut être le meilleur moyen de relever la dignité de la justice et d’assurer l’indépendance avec l’intégrité du juge. Aussi, sans crainte de choquer le préjugé vulgaire et, au risque de sembler paradoxal, oserai-je confesser que, si la justice élective me paraît quelque part à sa place, c’est dans un empire absolu, dans un État bureaucratique, comme l’empire Russe.

Est-ce à dire que, grâce à ses mœurs et à la forme du pouvoir, grâce à l’infériorité même de son développement politique, la Russie ait échappé à tous les défauts d’une justice issue de l’élection ? Non certes ; si elle y a trouvé de réels et précieux avantages, elle y a également rencontré quelques inconvénients que nous ne pouvons manquer de signaler. Chez elle aussi l’indépendance du juge élu, vis-à-vis du pouvoir, s’est parfois changée en dépendance vis-à-vis des électeurs. Chez elle aussi, beaucoup d’hommes honnêtes et instruits, souvent les plus capables et les