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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/378

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penchants libéraux qu’inspire leur profession, les membres du barreau ne semblent pas en grande estime auprès du ministère de la justice. Les règlements mettent des obstacles à leur entrée, des obstacles à leur avancement dans la carrière judiciaire. Un avocat ne peut être appelé à s’asseoir sur le siège de juge que dans les tribunaux inférieurs, et cela seulement après dix ans d’exercice. Une telle mesure a pour effet pratique de n’ouvrir les rangs de la magistrature qu’aux avocats sans talent ni clientèle, et de fermer au barreau l’accès de toutes les hautes dignités judiciaires. À cet égard, la Russie a pris le contre-pied de l’Angleterre, où, comme on le sait, la haute magistrature se recrute surtout parmi les sommités du barreau.

Ces mesures de défiance contre les avocats ne sauraient arrêter l’essor d’une profession dont la prospérité importe à l’empire. En tout pays, en effet, le barreau, qui exige à la fois la connaissance des lois et l’habitude de la discussion, a été l’une des meilleures écoles de la liberté légale. Tout se tient et s’enchaîne, nous ne saurions trop le dite, dans la vie des peuples comme dans la vie individuelle. Un État absolu ne saurait doter ses sujets d’une libre justice sans, par là même, les préparer de loin aux libertés publiques, sans leur en donner peu à peu le goût et le besoin. L’habitude de discuter les affaires privées conduit tôt ou tard à discuter les affaires publiques qui, par tant de côtés, confinent aux premières. Si, dans nos démocraties modernes comme dans les démocraties antiques, l’avocat, l’homme qui parle et pérore, usurpe une influence souvent excessive, aux dépens de professions plus sérieusement dressées à la direction des affaires de l’État ; dans les pays privés de libertés politiques, le barreau est encore ce qui peut le mieux en tenir lieu. C’est à lui que revient à certains jours la meilleure part du beau rôle de la justice, à lui surtout qu’il appartient de maintenir la dignité de la conscience humaine, et la notion du droit en même temps que celle du devoir.