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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/379

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« Nous ne sentons pas assez la noblesse de notre tâche, et, pour la plupartnous en sommes peu dignes », me disait un des trop rares avocats russes qui ont un sentiment élevé de l’honneur de leur profession ; « nous ne comprenons pas encore toute la valeur et l’importance de notre rôle pour l’avenir du pays. Si nous possédons des orateurs et des hommes d’affaires, nous n’avons pas encore de Brougham ou de Berryer, regardant le barreau comme une sorte de sacerdoce, faisant de leur métier de défenseur comme une fonction publique et la plus haute de toutes. Les lois, les mœurs ne nous donnent pas encore la même force morale qu’à vos grands avocats de France ou d’Angleterre, aux mauvais jours de l’histoire des deux pays. Nous rencontrons dans la législation, dans les défiances du pouvoir, dans l’apathie de l’opinion, des obstacles que vous ignorez depuis longtemps ; mais, en dépit de toutes les entraves légales, le progrès des lumières et de l’esprit public nous révèle peu à peu la grandeur de notre mission. Vous verrez un jour que, dans l’histoire du développement politique de la Russie, le barreau tiendra une large place. »

Je ne sais si l’avenir justifiera ce fier langage. Depuis que je l’ai entendu, il est survenu des décrets impériaux et des règlements restrictifs qui, en tronquant la justice et en ensevelissant les causes les plus émouvantes dans le linceul du huis clos, menacent de reculer l’heure où se pourront réaliser de semblables prédictions. L’étude de la justice criminelle et l’examen des lois d’exception, édictées à la suite des attentats politiques, nous permettront d’apprécier par quelles épreuves doit passer le barreau russe, et combien il lui est parfois malaisé de remplir son noble ministère.