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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/39

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le langage n’est point toujours parlementaire, il est souvent véhément et imagé : les railleries, les quolibets, les personnalités n’y sont pas hors d’usage. La douceur du caractère, les formes patriarcales ou les locutions bibliques de la langue, la politesse à demi orientale du paysan, donnent néanmoins à la plupart des séances de ces sénats de village une dignité simple et naïve qui ne se retrouve pas toujours dans les chambres de nos États parlementaires[1].

Dans ces assemblées il n’y a point le plus souvent de vote régulier. On n’y connaît ni urnes, ni bulletins de vote, ni scrutin public ou secret. L’empereur Nicolas avait voulu introduire chez les paysans de la couronne les bulletins ou les boules de l’Occident : la volonté du tsar échoua devant l’autorité de la coutume. Cette répugnance des moujiks pour les formes régulières de la liberté occidentale ne tient pas seulement à leur ignorance ou à leur simplicité, elle tient à leur conception même du mir et de l’autorité de la commune. D’après la loi, la plupart des décisions peuvent être prises à la simple majorité ; d’après la coutume, il en est autrement. Le paysan russe a peine à comprendre que, dans une assemblée, la moitié des membres plus un puisse faire la loi à l’autre moitié. Sa conscience se révolte contre le joug brutal des majorités, contre ce que d’autres ont appelé la tyrannie du nombre. Il semble que, pour lui, il y ait dans les décisions omnipotentes d’une simple majorité une sorte de violence morale. Aux yeux du moujik, tout dans le mir doit se faire d’accord ; c’est le concert et la volonté commune des membres de

  1. Nous pourrions citer à cet égard de curieuses résolutions adoptées par certaioes assemblées de paysans. C’est ainsi, par exemple, que plusieurs communes du district de Gdof (gouvernement de Saint-Pétersbourg) ont, « pour honorer la mémoire de leur bienfaiteur et libérateur » l’empereur Alexandre II, décidé solennellement, en 1881, de s’abstenir désormais dans leurs assemblées communales de toute parole grossière ou inconvenante, et d’infliger un rouble d’amende pour toute infraction à cette règle. D’autres plus nombreuses ont, à cette occasion, voté en signe de deuil la fermeture des cabarets.