Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le jugement de leurs concitoyens[1]. Tout cela avait dès longtemps disparu ; si Catherine II avait, sous le nom d’assesseurs (zasêdatéli), accordé aux différentes classes du peuple une part dans la justice criminelle, aussi bien que dans la justice civile, c’était toujours sous forme corporative, c’est-à-dire sous une forme en opposition avec les mœurs modernes, comme avec les tendances nouvelles du gouvernement impérial. Dans les tribunaux criminels, à côté d’un président et d’un conseiller, nommés par le gouvernement, siégeaient des délégués de la classe à laquelle appartenait le prévenu. En empruntant le jury aux États de l’Occident, la première question était de savoir s’il fallait s’en tenir au système corporatif, ou bien si, au contraire, les jurés devaient, pour tous les prévenus, être pris indistinctement dans toutes les classes de la nation.

Il eût sans doute été plus conforme aux habitudes, si ce n’est aux idées russes, de donner à chacun le droit de n’être jugé que par ses pairs[2]. Si la fusion des diverses classes en eût été retardée, la justice y eût peut-être gagné. Le gouvernement de l’empereur Alexandre II a mieux aimé demeurer fidèle aux maximes qui avaient présidé à la plupart de ses réformes. Sur les bancs du jury, comme dans l’enceinte des états provinciaux ou dans les rangs de l’armée, il a préféré effacer les vieilles distinctions d’origine et de condition, pour rapprocher les différentes classes, naguère encore si profondément séparées par l’usage, l’éducation et la loi. Le noble, le marchand, le paysan ont dû trouver place dans le même jury, et l’on a pu voir l’ancien seigneur y siéger à côté de l’ancien serf. Dans cette réunion des différentes classes, le législateur a cru trouver

  1. Voy. par exemple Hermann : Russlands Geschichte, t. III, p. 56. Il est question de quelque chose de semblable dans le soudebnik d’Ivan III.
  2. C’est ce que proposait Nicolas Tourguénef dans son plan de réforme de la justice (La Russie et les Russes, t. II, p. 234-236). Pour adapter le jury aux mœurs de son pays, il croyait utile de n’admettre parmi les jurés que des hommes de la même classe que l’accusé ou d’une classe supérieure.