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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/397

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sides, qu’un pareil office excluait toute rémunération. La cause des jurés indigents a vainement été plaidée par quelques journaux, effrayés de voir retomber toute la charge des cours d’assises sur les gens aisés. En laissant le jury ouvert à la pauvreté et à l’ignorance, on a refusé de les y subventionner.

Un jury ainsi recruté ne saurait manquer d’être en butte à des jugements peu bienveillants. « Vous ne pouvez, me disait un propriétaire des bords du Volga, rien imaginer de plus pitoyable, de plus divertissant et de plus navrant à la fois qu’un jury de l’intérieur de l’empire. J’ai été une ou deux fois juré, on ne saurait croire ce que j’ai vu ou entendu : des gens qui ne savaient rien, ne comprenaient rien ; les uns riant, comme d’un bon tour, d’une odieuse fourberie et n’y voyant qu’une innocente habileté ; les autres acquittant un voleur parce qu’il se repentait, ou parce que sa famille avait besoin de ses bras ; ceux-là touchés par la voix larmoyante d’un avocat déclamateur, et pleins de commisération pour un pauvre assassin ; ceux-ci au contraire indignés qu’on permette à un scélérat de s’acheter un défenseur, et fâchés tout rouge contre ce menteur d’avocat qui ose tromper effrontément les honnêtes gens. Bref, il n’y a pas de naïvetés, pas de bévues qu’on ne rencontre dans nos cours d’assises, et l’on ne saurait s’en étonner quand on sait dans quel monde se recrutent les arbitres de l’honneur et de la liberté des Russes. »

Il circule à ce sujet de nombreuses anecdotes plus ou moins authentiques[1]. Une fois, ce sont des jurés qui, après

  1. Voici un trait raconté dans le Novoié Vrémia (19 février, 3 mars 1883) par le chef même d’un jury, M. N. Leskof (Stebnitski). Le prévenu était un jeune homme poursuivi pour avoir engagé chez un usurier un billet d’un emprunt à lots, sorti au tirage d’amortissement et portant un faux numéro. L’accusé s’avouait coupable, mais sa misère et diverses circonstances excitaient la pitié du jury. En entrant dans la salle des délibérations, un des jurés, un marchand, s’écria : « Pas un mot avant que nous n’ayons prié ! » et, prenant le chef du jury par les épaules, il lui tourna hi tête du côté des saintes images et lui fit réciter le pater. Au moment où le chef du jury pro-