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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/41

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n’en trouve pas, le parti qui se sent en minorité se retire et se soumet. Quand, par hasard, on éprouve le besoin de se compter, on le fait en rangeant de deux côtés différents les partisans des deux avis contraires ; d’ordinaire, on n’est pas obligé d’en venir à cette extrémité. Lorsque les opinions ont été exposées et que l’une d’elles semble avoir la faveur de l’assemblée, l’ancien dit aux assistants : « Orthodoxes, en décidez-vous ainsi ? » L’assemblée répond par des cris d’approbation ; en certains pays, on se découvre, on fait le signe de la croix, et la motion ainsi adoptée est acceptée de tous.

Cette coutume de prendre les décisions à l’unanimité ne pourra longtemps se maintenir devant l’invasion des idées et des usages de l’Occident. En attendant, c’est un des traits les plus originaux, et l’un des moins remarqués du mir russe, un trait qui se retrouve dans l’antique vetché des villes[1]. Aux yeux de certains slavophiles, c’est une tradition slave qui se rencontre chez la plupart des peuples slavons ; à notre sens, c’est plutôt une habitude de toutes les démocraties patriarcales, indépendamment des différences de race ou d’origine. Rien d’étonnant si le mir russe nous rappelle à cet égard la djemaa kabyle. Cette primitive coutume semble expliquer des usages pour nous souvent inintelligibles et, en particulier, le célèbre et fatal liberum veto des diètes polonaises. La république de Pologne, ou mieux la noblesse polonaise, qui était tout le pays légal, pourrait à ce point de vue être considérée comme un mir d’hommes libres et égaux, où, de même que dans la commune russe, rien ne pouvait se faire que du consentement de tous. Dans les villages russes, ce système patriarcal tempérait utilement le pouvoir de la commune sur ses membres. Pour ces petites démocraties pres-

  1. Dans le vetché de Novgorod, par exemple. Lorsque les dissidents faisaient les récalcitrants, on les chassait de la place publique, ou on les précipitait dans les eaux du Volkof. Voyez A. Rambaud, Histoire de Russie, p. 110, 111.