Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/470

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l’autre. Cela s’explique à nos yeux par ce que le fond du peuple a été moins profondément atteint, qu’on ne le suppose d’ordinaire, par les lois qui, avec la liberté, lui ont donné l’égalité civile. Ce qui a peut-être été le plus remué, le plus ébranlé dans la société russe, c’est moins l’ancien serf que l’ancien seigneur ; ce ne sont pas les assises inférieures et le bas de la nation, ce sont plutôt les couches supérieures et moyennes. C’est là qu’il y a eu le plus de bouleversements et de dislocations, le plus de trouble moral et matériel, le plus de perturbation dans les idées, les habitudes, les situations. La criminalité même, si peu sûr que puisse être un pareil indice, nous montre des traces de cette sorte de désarroi social et de détraquement moral. Des procès récents et des scandales de toute sorte, des crimes sauvages ou de honteux méfaits, qui surprennent dans un certain milieu, nous ont révélé quelles secousses avait subies le sens moral dans les hautes sphères de la société russe. De là un fait singulièrement triste qui, pour n’être point peut-être spécial à la Russie, n’en est pas moins le symptôme d’un mal réel. Le nombre des gens lettrés (gramotnye), des gens sachant lire et écrire, bien plus, le nombre des gens ayant reçu une instruction moyenne ou supérieure, semble relativement plus considérable parmi les criminels que dans l’ensemble de la population. Les statistiques du ministère de l’Instruction publique fournissant des données moins exactes et moins détaillées que celles de la justice, on ne saurait à cet égard rien dire de précis ; mais, à en juger par la statistique, il semble que, chez les Russes, au lieu de diminuer la propension au crime, l’instruction l’augmente. Ce résultat mérite d’autant plus d’attention, qu’en Russie comme partout, on remarque que l’instruction tend à diminuer le penchant aux crimes accompagnés de violence.

Embrasse-t-on les diverses classes du peuple et l’ensemble de la nation, on trouve que la moralité n’a rien perdu à la suppression de la rude discipline du servage.