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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/481

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moins tranchée, moins vive, moins franche et moins fixe que les nôtres. Elles ne se distinguent souvent les unes des autres que par des nuances légères, parfois ondoyantes et fugitives, et plus d’une se plaît aux teintes tendres, aux tons changeants et faux, naguère à la mode chez nous. En cela, du reste, les journaux seraient encore l’organe de la société qui montre plutôt des penchants et des tendances que des convictions arrêtées, qui, dans toutes ses impressions ou ses velléités, demeure singulièrement mobile, accessible à tous les engouements et à tous les découragements.

Le ton de la presse russe varie naturellement beaucoup selon les feuilles et les écrivains, et aussi selon les époques et la plus ou moins grande tolérance du pouvoir. Si elle se laisse trop souvent aller aux personnalités, aux violences, aux grossièretés, les rigueurs dont elle a longtemps été l’objet lui ont donné des qualités de souplesse et de tact qu’elle retrouve chaque fois que l’y contraignent les défiances du gouvernement. Aucun pays n’a poussé plus loin l’art ingénieux des allusions qui laissent deviner ce qu’on n’ose écrire, des insinuations qui font soupçonner ce qu’on a l’air de mettre en doute, des sous-entendus qui donnent plus de force ou de piquant à la pensée. Cet art de déjouer la surveillance des argus officiels en enveloppant ses idées d’un voile transparent pour le lecteur et irréprochable pour la censure, ce talent de tout faire entendre en se gardant de rien dire, où excellaient, sous le second Empire, les Prévost-Paradol et les Forcade, devait être porté à un haut degré dans un pays où la presse a si longtemps été captive. L’empereur Nicolas avait, à cet égard, admirablement dressé les Russes. Affinée et aiguisée par la main des censeurs, la plume avait une pointe assez perçante pour passer à travers toutes les mailles de la censure. Le lecteur, habitué à comprendre à demi-mot, venait par sa perspicacité au secours de l’écrivain.

Sous le poids des chaînes en apparence les plus lourdes,