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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/482

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la pensée, obligée de se faire petite et insinuante, trouve des ressources que ne soupçonne pas le journaliste accoutumé à se mouvoir en liberté. La critique et l’ironie apprennent à se déguiser sous le masque de l’éloge. Les nouvelles interdites sont communiquées au public sous forme de réfutations et de démentis, « Vous vous étonnez de notre zèle à démentir les journaux anglais, me disait à Pélersbourg un journaliste ; c’est tout simplement une manière d’apprendre à nos lecteurs ce qu’on ne nous permet pas de leur dire. » Si la politique intérieure, presque absolument interdite sous Nicolas, est toujours restée un terrain peu sûr, la politique étrangère offre un large champ où les différentes opinions peuvent plus librement se donner carrière et déployer leur bannière au vent. Sous le couvert de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Autriche, on combat chez autrui ce qu’on ne peut attaquer chez soi, on défend chez ses voisins les droits et les libertés qu’on n’ose revendiquer tout haut.

En dépit de toutes ses entraves, la presse russe n’a été inutile ni au pays ni au gouvernement. Sous Alexandre II elle a pu rendre des services d’autant plus grands, qu’en dehors de ses précaires franchises légales, les incohérences d’un gouvernement souvent incertain entre plusieurs voies et disputé entre des conseils contraires lui ont longtemps laissé une liberté d’allures dont elle n’eût peut-être pas joui sous un pouvoir plus résolu et plus sûr de lui-même. Sans parler de la part prise par les journaux et les revues à l’élaboration des réformes, la presse a, dans la mesure de ses forces, combattu les abus invétérés qui arrêtent ou neutralisent les effets des réformes. Sur les questions les plus graves, elle a montré une indépendance attestée par ses divisions mêmes. Si plusieurs feuilles, à Moscou surtout, ont à plusieurs reprises imprudemment exalté le sentiment national, d’autres, au risque de compromettre leur popularité, ont su résister aux entraînements de l’opinion et mettre le pays en garde contre l’emportement des pas-