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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/501

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bourg, j’avais rencontré plusieurs ministres et hauts dignitaires qui m’avaient accueilli avec beaucoup d’affabilité et s’étaient librement entretenus avec moi d’un de mes articles de la Revue des Deux Mondes, arrivé durant mon séjour. Aussi fus-je naïvement surpris en apprenant que, après avoir fait retenir la Revue un jour ou deux, mon article avait été entièrement coupé. Je m’attendais bien au caviar, mais non aux ciseaux. J’en exprimai mon étonnement à un personnage officiel : « La chose est simple, me dit-il ; votre article était écrit avec tant de mesure que la censure ne pouvait s’en prendre à aucune page ; et cependant elle ne pouvait tout laisser passer, aussi a-t-elle été obligée de tout supprimer. » Le contraste entre l’accueil fait à l’ouvrage et celui fait à l’auteur est depuis lors resté pour moi comme un indice de l’état moral de la Russie officielle.

J’aurais, du reste, eu mauvaise grâce à garder rancune aux censeurs. Je m’aperçus, au bout de quelques jours, que l’article condamné n’en était pas moins lu. Je le rencontrai sur le bureau des fonctionnaires et dans le salon des femmes du monde. L’interdiction de la censure semblait n’avoir été qu’une réclame, et la suppression n’avoir en vue que de vulgaires provinciaux. La censure, en effet, a ses complaisances ; avec elle, comme avec toutes les institutions russes, il est des accommodements. Les décrets de cet index laïque ne touchent pas tout le monde ; il y a exception pour tous les gens bien en cour, pour les hauts fonctionnaires, pour les membres des académies, voire pour les directeurs de journaux, auxquels la loi, en cela fort libérale, a voulu tout laisser lire. Les amis et les connaissances de ces privilégiés ne manquent pas naturellement de profiter de leurs immunités. « Livres, journaux ou revues, me confiait un banquier juif, je reçois tout sans passer par la censure, sous le couvert d’un membre du Conseil de l’Empire. Il y en a dix pour un prêts à me rendre ce petit service. » Quand un ouvrage est rangé au