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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/506

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qu’on a vu interdire à ces pauvres gazettes, non seulement la reproduction de tel ou tel article des journaux de la capitale, mais même des citations du Messager officiel. Selon une comparaison de G. Samarine, aussi vraie aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, la presse, entre les mains des censeurs, jouit de la même liberté et de la même sécurité qu’une souris entre les pattes d’un chat[1].

Rien de plus triste, rien de plus humble que la position des écrivains de province, en dehors de trois ou quatre grandes villes, « Vous ne sauriez vous imaginer, me disait un journaliste, les ennuis, ou mieux le supplice quotidien de malheureux rédacteurs, alors qu’ils sont assez naïfs ou assez novices pour prendre au sérieux leur rôle de publiciste. Il leur faut jour par jour, feuille par feuille, soumettre leurs articles à la censure locale, souvent en placards, car le censeur aime mieux lire l’imprimé que le manuscrit. Dépose-t-il sa copie longtemps à l’avance, le journal perd tout l’attrait de la nouveauté ; envoie-t-il ses épreuves à la dernière heure, il n’est pas sûr de pouvoir tirer à temps. Un journal paraît le matin ; le censeur a reçu les épreuves le soir : il les lit après dîner, souvent en sommeillant, et parfois s’endort avant de les avoir retournées à l’imprimerie. Pendant ce temps les typographes veillent, l’heure passe, le matin approche et les épreuves ne reviennent point. Le rédacteur, agité, se promène fiévreusement, épiant le retour de ses placards, dépêchant des messagers au censeur ; malheur à l’imprudent qui, las d’attendre, irrité de délais qu’il ne peut s’expliquer et craignant de ne pouvoir paraître à temps, donnerait l’ordre de tirer avant d’en avoir officiellement reçu l’autorisation ! » — Cela explique comment on a vu des journaux avec plusieurs colonnes en blanc ou même sans autre texte que des annonces[2].

  1. Lettre inédite de G. Samarine (22 aout 1862).
  2. Une ordonnance de la censure interdit aujourd’hui de laisser des blancs dans le corps du journal ; il ne doit rester aucune trace visible de l’œuvre des censeurs. Les annonces sont aussi astreintes à la censure préalable ;