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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/511

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et se font contrepoids les uns aux autres. Le privilège pratiquement concédé aux journaux des capitales les fait régner en maîtres dans toute l’étendue de l’empire ; il abandonne aux mains de quelques publicistes de Pétersbourg et de Moscou la direction de l’esprit russe. Par là, ce système restrictif, issu de la défiance contre la presse, tend à en accroître démesurément l’ascendant.

Ces vérités crèvent les yeux de quiconque n’est pas aveugle. Aussi les cercles gouvernementaux semblaient-ils naguère admettre l’urgence d’une refonte des règlements sur la presse provinciale ; mais, comme bien d’autres réformes, déjà mises à l’étude, celle-ci se fait toujours attendre. À vrai dire, du reste, les journaux de province n’eussent peut-être pas beaucoup gagné, durant les dernières années, à être, comme leurs confrères de Pélersbourg, affranchis de la censure préventive, tant les capricieuses rigueurs de l’administration ont rendu cette exemption illusoire ou périlleuse. À certaines heures, là où elle ne rencontrait pas une administration trop malveillante, cette presse captive a pu avoir autant de liberté, sous le joug de la censure, que les feuilles des capitales, paralysées par la crainte d’une suspension ou par des communications officieuses. Toujours est-il qu’en dépit des liens qui l’enchaînent, la presse provinciale a, dans quelques grandes villes du moins, notablement grandi au milieu même de la crise nihiliste[1].



  1. L’asservissement des journaux de province n’est pas la seule entrave apportée par la censure au développement intellectuel du pays. Il y a une autre censure préventive dont le maintien s’explique mieux, mais que ses procédés rendent non moins nuisible : c’est la censure du colportage et des bibliothèques publiques. Les bibliothèques, fondées par les zemstvos ou les particuliers, ne peuvent acquérir que des ouvrages admis par le comité scientifique du ministère de l’instruction publique, et les choix dudit comité sont parfois d’une singulière étroitesse. Parmi les livres retirés des bibliothèques publiques sous Alexandre III, le Vêstnik Evropy signalait, en 1884, les ouvrages de Lyell, d’Agassiz, de Stuart Mill, de H. Spencer, et même du père de l’économie politique, Adam Smith. Quant au peuple des campagnes, les seuls livres qui aient libre accès prés de lui sont des publications populaires de Moscou, pour la plupart enfantines et ignorantes, et, à ce titre sans doute, jouissant du privilège de ne relever que de la censure ordinaire.