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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/513

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fatuation ? vous me semblez responsable d’une bonne part de la légèreté} d’une bonne part de l’ignorance et de l’apathie, de la crédulité et de l’engouement de certaines classes de votre société. Je sais qu’ailleurs aussi la frivolité court le monde ; mais, en détournant vos compatriotes des grandes questions politiques, religieuses, sociales, la censure me paraît les confiner involontairement dans les préoccupations mesquines, les condamner aux discussions oiseuses ou aux dissertations futiles, toutes choses fort innocentes ou du moins inoffensives pour l’État, direz-vous, mais qui ont l’inconvénient d’abaisser les esprits, d’amollir les caractères, et de dépenser sans profit pour la société les forces et les passions des individus. Je suis tenté d’attribuer à cette tutelle trop prolongée de l’intelligence plus d’un des défauts, plus d’une des infériorités, que vous déplorez souvent vous-mêmes. Sur les lettres comme sur la société, cette sorte de minorité de la pensée, toujours traitée en incapable, me paraît avoir eu une influence débilitante. La censure a malgré elle favorisé artificiellement les parties inférieures et basses, les parties légères et frivoles de la littérature et de l’art, aux dépens des genres les plus élevés. La politique mise de côté, je lui en voudrais de cet énervement de l’intelligence. Vous vous étonnez quelquefois que, malgré tant de marques d’originalité, malgré tant de signes d’un génie naturel, votre jeune littérature n’ait pas encore égalé en variété ou en richesse celles de vieux pays plus petits que le vôtre ; croyez-vous que le long servage de la pensée n’y soit pour rien ? qu’à ce régime les lettres, la science, l’esprit même n’aient point perdu de leur vigueur native en perdant de leur spontanéité ?

— Est-ce bien là votre sentiment, monsieur ? interrompit l’ancien censeur d’un ton grave et légèrement sarcastique. Je suis fâché que, sur ce point, vous en soyez resté aux lieux communs du vulgaire. Vous auriez mieux fait de renverser hardiment celle thèse usée : vous n’eussiez pas