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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/514

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été plus loin de la vérité. Vous accusez le manque de liberté d’avoir, dans notre jardin, fait pousser les fleurs légères et les mauvaises herbes aux dépens des plantes utiles et nourrissantes : que vous êtes ingrat envers nous ! Si vous nous connaissiez mieux, peut-être trouveriez-vous que nous avons bien mérité des lettres. Qui a plus fait pour garder les auteurs et le public à la haute littérature, aux hautes pensées, à la science ? ne sont-ce pas ceux qui cherchaient à les protéger contre l’envahissement de la plus exigeante, de la plus redoutable ennemie des lettres : la politique ? Le journal est le rival du livre, et la politique courante est le grand adversaire de l’étude et du savoir. Ce n’est pas notre faute si la Russie n’a pas échappé à cette cause de rabaissement intellectuel et de la décadence littéraire de l’Occident. Au lieu de laisser l’esprit se disperser en tout sens, se gaspiller en stériles polémiques, nous le contraignions à se replier sur lui-même, à ramasser ses forces ; nous l’obligions à creuser ses études et à peser ses paroles ; nous lui donnions en même temps plus de vigueur et de souplesse ; il sortait de nos mains à la fois affiné et robuste. Quelle a été la plus brillante époque de notre littérature, de notre poésie, de notre critique ? N’est-ce pas celle où la presse a eu le moins de liberté, n’est-ce pas le règne de Nicolas ? Comme un arbre taillé par la serpe de l’élagueur, le génie russe, débarrassé des petites pousses inférieures qui en déparaient le tronc, croissait en hauteur et s’épanouissait à son sommet en rameaux touffus. Qu’est-ce trop souvent que la politique pour la littérature ? Un gourmand, une de ces branches parasites, nées au pied de l’arbre, qui, absorbant le meilleur de la sève, dérobent leur nourriture aux rameaux plus élevés. »

Il y avait dans ce paradoxe une part de vérité, je ne me fis pas prier pour le reconnaître. Encouragé par ma bonne foi et mon attention, le censeur continua : « La critique en particulier, la critique qui touche à tout, interprète et explique tout, a dû chez nous son importance et son in-